Innover avec Lobna: en quoi la technologie accessible nous concerne tous?

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Selon les estimations, un milliard de personnes dans le monde vivent avec un handicap, sous une forme ou une autre. Lobna Smida, qui défend la cause de l’accessibilité des TIC, explique qu’en dépit des innovations techniques qui ont transformé la vie des personnes handicapées, il reste encore beaucoup à faire avant de parvenir à une société de l’information véritablement inclusive.

Je me qualifierais de jeune adulte ordinaire. J’aime mon travail, j’ai des amis dans le monde entier et j’aime voyager. Mais comme je suis handicapée, rien n’est facile pour moi. Je suis née avec une mobilité très restreinte et ne peux utiliser de manière autonome que ma bouche. En grandissant, j’étais tributaire de mes parents pour tout. Je me sentais seule; je voyais mes cousins et mes amis jouer à la marelle, et je les encourageais en les regardant sauter dans la cour de récréation, tandis que je les accompagnais dans mon imagination.

Pour moi, un monde sans technologies accessibles est un monde qui vous condamne à l’isolement. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) me donnent la possibilité de vivre comme tout un chacun, comme vous par exemple. Il faut toutefois au préalable veiller à créer un environnement favorable – mettre en place la législation et la technologie nécessaires pour répondre aux besoins des personnes handicapées.

Premières années

Je n’ai jamais laissé mon handicap me freiner – je ne veux ni que l’on s’apitoie sur moi, ni que l’on m’impose des limites. Ma mère me disait toujours que j’étais une personne spéciale avec de grandes capacités intellectuelles – même si toutes les mères trouvent sans doute leurs enfants extraordinaires! Quand j’étais enfant, mes parents recevaient souvent des invités du monde entier et très vite, j’ai su parler arabe, anglais et français couramment. Je les écoutais avec le plus grand intérêt parler d’endroits lointains et magiques à mes yeux.

Même s’ils prévoyaient que ce serait difficile, mes parents m’ont poussée à m’intégrer dans la société “normale” dès mon plus jeune âge et ont cherché une école qui voulait bien m’accepter. Mais aucun directeur d’école primaire dans ma région ne voulait accueillir un enfant handicapé; comme j’étais la première à essayer d’intégrer une école “normale” dans la région où je vivais, ils n’avaient pas les ressources nécessaires. Or, un jour, mon père a rencontré par hasard un vieil ami directeur d’école à qui il a expliqué ma situation. Celui-ci m’a acceptée dans son établissement sans hésiter.

J’aimais beaucoup aller en classe, mais cela n’était pas toujours facile. Etant donné que je ne peux me servir ni de mes mains ni de mes pieds, je devais prendre des notes et faire mes devoirs en écrivant avec un stylo que je tenais dans ma bouche. Lorsqu’il fallait tracer des cercles en calcul, je devais mettre le compas dans ma bouche. C’était très difficile et parfois, je me coupais la bouche ou le visage avec des feuilles de papier, mais cela ne m’a pas découragée – et je suis devenue la meilleure élève de ma classe à l’école secondaire.

Cette expérience de rejet, puis de triomphe sur l’adversité, a été un facteur déterminant dans ma décision de me consacrer, après mes études, à la défense des droits des personnes handicapées.

Des technologies qui transforment la vie

Mes parents m’ont offert mon premier ordinateur portable lorsque je rédigeais mon mémoire de maîtrise et cette technologie m’a complètement changé la vie. Je me servais d’un stylo que je tenais dans la bouche pour taper sur le clavier, ce qui me simplifiait beaucoup la tâche pour rédiger et présenter mes travaux universitaires. Comme j’avais obtenu d’excellentes notes à mon diplôme, mon université m’a envoyée au Royaume-Uni et m’a donné un ordinateur portable équipé d’un programme de reconnaissance vocale que j’ai appris à utiliser. C’était incroyable de voir les mots s’afficher devant moi, sans que je me blesse la bouche!

Par la suite, nous avons eu Internet à la maison, et un nouveau monde s’est ouvert à moi. J’ai connu une liberté sans précédent. Si mon fauteuil roulant m’accorde une certaine indépendance en me permettant d’être mobile physiquement, mon ordinateur portable, lui, me fait voyager dans le monde entier depuis ma chambre. D’un simple clic, je peux parler à mes amis du monde entier et voyager dans des pays aussi fantastiques que l’Italie ou la Suisse – même si malheureusement, je ne peux pas goûter le chocolat! Je peux facilement partager mes pensées, exposer mes arguments et communiquer avec le monde extérieur, en défendant la cause des personnes handicapées. Sur Facebook, je représente des associations et organisations du monde entier (de Suisse, du Liban et de Libye, par exemple) qui cherchent à aider les personnes handicapées. Sans Internet, je n’aurais pas cette possibilité.

En outre, les TIC me sont professionnellement indispensables. Je suis Administratrice au Palais présidentiel en Tunisie depuis six ans et mes fonctions sont multiples: traduction de rapports du français, de l’anglais et de l’italien vers l’arabe et inversement et accueil de groupes en provenance du monde entier. Par ailleurs, je me déplace dans l’ensemble de la Tunisie pour évaluer les besoins des personnes handicapées et de leurs familles. Je rédige ensuite des rapports et présente mes conclusions aux ministères concernés pour m’assurer que le gouvernement aide ces familles et applique les directives nationales. Grâce aux TIC, je peux envoyer des courriels et travailler où que je me trouve, pour autant que j’ai à disposition une connexion Internet. Je n’ai donc pas à me rendre au bureau tout le temps, ce qui peut être difficile en fauteuil roulant.

Mais mon cas n’est pas unique. Aux Etats-Unis, j’ai constaté que la municipalité de Chicago utilisait la technologie pour aider les personnes sourdes ou malvoyantes à collaborer et travailler ensemble. En aidant les personnes handicapées et en les encourageant à travailler, on peut contribuer activement à améliorer la vie professionnelle.

Un long chemin à parcourir

Les TIC ont des répercussions extrêmement importantes sur ma vie, comme d’ailleurs sur la vie de nombreuses personnes handicapées, mais elles ne sont pas un remède miracle. L’accessibilité a, certes, considérablement progressé au cours des dernières décennies, mais il reste beaucoup à faire.

Le développement des TIC elles-mêmes m’a considérablement facilité la vie. Les smartphones et leurs applications associées, par exemple, sont tout simplement fantastiques: j’ai vu dans un train une personne sourde communiquer sur Skype en utilisant la vidéo pour la langue des signes.

Le champ d’application de la technologie s’est beaucoup étendu, de même que la gamme de logiciels d’accessibilité pour les personnes handicapées, mais il reste à surmonter des obstacles de taille, en l’occurrence la disponibilité universelle et l’interopérabilité de matériels accessibles. Il est vrai qu’il existe de nombreuses applications pour smartphone conçues pour les personnes handicapées: on peut dactylographier en braille, faire un gros plan sur du texte, apprendre la langue des signes, et installer des applications de reconnaissance vocale, des claviers personnalisés ou des claviers pour une communication améliorée et alternative (CAA). Cependant, le bouton qui permet de verrouiller l’écran est souvent placé du mauvais côté pour des personnes à mobilité réduite. Comme ma mobilité à moi est extrêmement réduite, il m’est incroyablement difficile d’appuyer sur deux boutons simultanément, ce qui est souvent nécessaire pour faire une capture d’écran. J’aime beaucoup utiliser SnapChat, mais sans pouvoir me servir de mes membres, je dois prendre des photos avec ma joue – ou quelquefois avec mon nez! A quoi sert d’avoir des logiciels accessibles si on ne peut pas se servir du matériel sur lequel ils tournent?

La disponibilité universelle est un autre problème fondamental. Il arrive à tout le monde d’oublier. Si je laisse par mégarde mon téléphone chez moi et si j’ai à téléphoner, je ne peux pas simplement en emprunter un à quelqu’un car il est plus que vraisemblable que l’appareil ne sera pas équipé du logiciel sans lequel je ne peux l’utiliser. C’est pour moi un obstacle superflu. Pourtant, l’interopérabilité signifie davantage que le fait de pouvoir emprunter le téléphone d’un ami en remplacement du mien. Le prix est un autre obstacle de taille à l’accessibilité des technologies pour les personnes handicapées. Par exemple, si un ordinateur portable coûte 1 000 USD, le prix du même ordinateur portable intégrant des fonctions d’accessibilité peut atteindre, voire dépasser, 5 000 USD. Lorsque j’ai posé des questions sur la raison de ces écarts de prix flagrants, on m’a répondu que c’était la loi de l’offre et de la demande: vu le petit nombre de personnes qui ont besoin de fonctions d’accessibilité, ces technologies sont chères. Or, elles nous sont indispensables pour communiquer, apprendre, nous informer. Encore faut-il en avoir les moyens. Il nous faut penser en termes d’investissement humain, et non purement économique.

Tous ces problèmes sont abordés dans la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées. Les 159 Etats qui l’ont signée en 2006 se sont engagés “à garantir et à promouvoir le plein exercice de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales de toutes les personnes handicapées sans discrimination d’aucune sorte fondée sur le handicap”.

Ce texte définit en outre précisément l’obligation qui leur est faite:

“D’entreprendre ou encourager la recherche et le développement et encourager l’offre et l’utilisation de nouvelles technologies – y compris les technologies de l’information et de la communication, les aides à la mobilité, les appareils et accessoires et les technologies d’assistance – qui soient adaptées aux personnes handicapées, en privilégiant les technologies d’un coût abordable.” (Article 4)

Dans ces conditions, pourquoi le problème persiste-t-il presque dix ans après? Nous devons impérativement abolir la distinction entre les personnes handicapées et les autres dans le domaine des technologies.

Il y a quelques années, j’ai suivi une conférence sur les TIC pour tous organisée en Tunisie. Quand j’ai regardé autour de moi dans la salle, j’ai vu que très peu de participants étaient des personnes handicapées. Je rappelle qu’il s’agissait d’une conférence sur l’accessibilité. Où étaient donc les intéressés? Sans leur présence, le thème de la conférence devenait “Les TIC pour quelques-uns”. Nous devons participer aux débats, nous devons prendre la parole. Toutefois, il ne suffit pas de discuter. Encore faut-il honorer les engagements pris, par exemple dans le cadre de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, si nous voulons faire véritablement progresser la cause de l’accessibilité. L’un des moyens de mobiliser l’opinion pourrait être d’établir des liens directs entre les personnes handicapées, les délégués et les équipementiers, en vue d’échanger des idées et de promouvoir les bonnes pratiques basées sur des faits et éprouvées.

L’amélioration de l’accessibilité sera bénéfique à chaque secteur. Prenons l’exemple du tourisme: j’ai besoin d’être accompagnée pour être aidée physiquement quand je voyage. Par voie de conséquence, la création d’un environnement accessible bénéficie aux voyagistes en faisant augmenter le nombre de visiteurs dans une ville.

Je remercie chaque inventeur qui a contribué à la fabrication de mon ordinateur portable. Sans la technologie, je suis confinée dans ma chambre. Avec l’aide des TIC, j’ai pu progresser et connaître des expériences allant au-delà de toutes mes espérances. J’ai pu voyager en Tunisie et dans d’autres pays, plaider la cause des droits des personnes handicapées dans le monde et faire un travail qui me passionne. La technologie m’a donné confiance en moi. Toutefois, mon cas reste exceptionnel, alors qu’il devrait être tout à fait banal.

Les personnes handicapées ont de plus en plus facilement accès aux logiciels d’accessibilité, mais ceux-ci sont encore peu disponibles et n’évoluent guère, surtout si on les compare aux TIC. Il nous faut poursuivre nos efforts pour donner à tous accès à ces technologies porteuses de transformations. Je souhaite de tout coeur que soit effacée la distinction entre les personnes handicapées et les autres dans le secteur des technologies. Peut-être alors vivrons-nous dans une société véritablement inclusive.